Hacker l’algorithme politique : comprendre 60 années de nominations au gouvernement de la Ve République

Alexis Bernard
19 min readDec 19, 2020

Pressé par les recommandations de plusieurs amis, j’ai fini par regarder « Baron Noir », la série à succès de Canal + qui suit les aventures d’un député socialiste du Nord dans les arcanes du pouvoir. Député-maire de Dunkerque, le personnage principal, Philippe Rickwaert, alterne les intrigues entre sa circonscription et le monde politique national, jusqu’à obtenir son siège au conseil des ministres dès les premiers épisodes.

La série appelle plusieurs commentaires que je ne suis pas le plus indiqué à exprimer. En revanche, un point m’a particulièrement marqué : la confusion de la politique locale dunkerquoise d’avec la politique nationale. Le personnage de Philippe Rickwaert, d’une scène à l’autre, se situe dans l’un ou l’autre des espaces pour y mener ses projets, comme si la distance géographique ne jouait pas. Pour moi qui suis originaire du sud-est, cette confusion m’est difficile à envisager, parce que Paris est trop loin, à la fois physiquement et psychologiquement.

Or, si cette situation n’est pas envisageable pour un.e élu.e occitan.ne, on imagine très bien que d’autres élu.e.s plus proches de Paris, par la voiture ou par le TGV, puissent effectuer des aller-retours dans la journée pour faire avancer leur carrière : exister à Paris aux yeux des décideurs, et exister aussi dans sa circonscription pour se légitimer et favoriser sa réélection, et ainsi assurer sa longévité politique.

Ce double ancrage n’est pas une fiction : à titre personnel, je me souviens avoir croisé régulièrement un ministre se rendre à Paris les matins en TGV depuis la ville du Mans, à 200 km, où j’avais trouvé mon premier emploi.

Cette question n’est pas non plus rhétorique : elle est surtout cruciale en termes de représentativité, de légitimité politique et d’intégration de tous les territoires à la République. Un gouvernement ne pourrait tirer aucune légitimité s’il ne représentait qu’une fraction du pays. Les commentaires ayant accompagné la nomination de Jean Castex, que l’on sait né dans le Gers et élu dans les Pyrénées-Orientales, semblent souligner la légitimité de ce que l’on considérerait un « vrai » ancrage territorial.

Essentiellement nés à Paris et dans l’ouest francilien (points bleus), les élus du gouvernement Castex sont également issus, pour la plupart, de circonscriptions (zones grises) sur des axes accessibles de Paris, à l’instar de la LGV Atlantique, du TGV sud-est ou du TGV Nord.

D’où l’hypothèse que j’ai voulu tester : est-il plus probable de faire carrière en politique nationale si l’on vient de Paris, de l’Ile-de-France ou d’une région facilement accessible depuis Paris ? L’exemple du Gouvernement Castex n’est, à lui seul, peut être pas représentatif de tendances de long court.

C’est pourquoi j’ai retenu le critère des nominations au Gouvernement de la Ve République (1959), sur des fonctions de Premier.ère ministre, ministre d’État, ministre, ministre délégué.e et secrétaire d’État, ce qui nous offre un échantillon de 662 individus. Pour ce faire, j’ai récupéré les données biographiques des pages Wikipédia et les ai compilées dans un outil d’analyse statistique à dominante visuelle (Tableau, pour ne pas le nommer).

Les plus tatillons remarqueront que ce périmètre ne tient pas compte des hauts-commissaires.

Intérêt et limites de l’analyse en parité

Une autre critique que l’on pourrait adresser à cette approche est son caractère exclusivement centré sur la géographie. Il ne fait aucun doute, au regard de la composition des différents gouvernements qui se sont succédés, que certaines catégories de personnes sont plus représentées que d’autres : les CSP+, les hommes ou les blancs par exemple.

Diversité ethnique et universalisme républicain

Une approche en parité à l’anglo-saxonne doit être mise en perspective, au moins pour les premières années de la Ve République, avec l’approche universaliste alors prévalente du régime républicain. Si elle pose des questions en termes de parité et de représentativité, nous ne pouvons ignorer que ce modèle s’inspire d’une autre approche, qui pourrait se résumer à l’idée que tout le monde a vocation à faire partie de la République, quelle que soit sa différence. Aussi serez-vous peut-être surpris.e d’apprendre que le numéro 2 dans l’ordre protocolaire du gouvernement Debré (1959–1962) était l’ivoirien Félix Houphouët-Boigny, ou que ce même gouvernement comptait parmi ses membres une femme musulmane (Mme Nafissa Sid Cara, certes secrétaire d’État chargée des questions sociales en Algérie). Si l’on remonte encore plus loin, saviez-vous peut-être que l’élection du premier député noir, Jean-Baptiste Belley, remonte à 1793, avant même la première loi d’abolition de l’esclavage (1794) ?

Portrait de Jean-Baptiste Belley par Girodet-Trioson, 1798. Musée de l’Histoire de France, Versailles.

On pourra reprocher aujourd’hui à ces figures d’être des symboles, et d’ignorer la réalité des difficultés rencontrées par les populations minorisées. Quelle que soit la réponse à ce débat, notons néanmoins que 60 ans plus tard, le même processus de légitimation est encore à l’oeuvre lorsqu’un gouvernement s’enorgueillit d’avoir parmi ses rangs des personnalités et des politiques issu.e.s de telle ou telle minorité.

Parité hommes-femmes

Le droit de vote accordé aux femmes remontant à 1944, la question de la parité hommes-femmes revient également de loin. Presque inexistantes des gouvernements durant les mandats de De Gaulle (1959–1969), leur part croît avec les années, pour atteindre une parité numéraire (en nombre de nominations) à compter de Sarkozy (2007–2012). Cette égalité, très récente, ne permet cependant pas de compenser des décennies de déséquilibre : on compte ainsi, en moyenne, une femme nommée pour cinq ministres entre 1959 et 2020.

Enfin, remarquons que la parité femmes-homme ne peut se réduire au décompte des nominations, mais doit également prendre en compte la nature des fonctions exercées (par ordre décroissant de prestige : Premier.ère ministre, Ministre d’État, Ministre, Ministre délégué.e et Secrétaire d’État). A ce jour, une seule femme a exercé les fonctions de Premier ministre (Edith Cresson, 1991–1992).

Taux de féminisation des différents gouvernements sous la Ve République par fonction. Les portions blanches correspondent aux absences de nominations (par exemple, aucun ministre d’Etat n’a été nommé durant le mandat de François Hollande).

Cette différence de traitement est-elle toujours d’actualité ? On peut le penser, dans une certaine mesure. Un exemple surprenant qui m’a été soufflé est celui du portefeuille de l’environnement sous Emmanuel Macron, confié à des ministres d’État lorsqu’il a s’agit d’hommes (Nicolas Hulot et François de Rugy), puis à de « simples » ministres lorsque confié à des femmes (Elisabeth Borne et Barbara Pompili).

Représentativité sociale

L’information relative à la représentativité sociale est beaucoup plus difficile à recueillir et à objectiver à partir des sources publiques disponibles. Elle nécessiterait un format de données constant et exhaustif sur l’ensemble des personnes concernées, telles que la profession, le revenu et le patrimoine des parents, ou encore sur les écoles fréquentées. Pour des raisons évidentes et légitimes de respect de la vie privée, la divulgation publique de cette information, jusqu’à son intégration à une page Wikipédia, relève de la volonté de chacun.e.

Une approche indirecte que l’on peut tenter est celle des lieux de naissance des ministres franciliens (28,3% du total). La géographie facilite l’interprétation des résultats, avec des zones plus pauvres dans le nord-est (Seine-Saint-Denis) et de populations plus aisées à Paris, dans les Hauts-de-Seine et une partie des Yvelines (ouest). La carte parle d’elle-même.

Un membre du gouvernement sur quatre, nommé depuis 1959, est né à Paris ou dans les Hauts-de-Seine. Et oui, c’est le même Maurice Papon qui a été ministre du Budget puis jugé pour crimes contre l’Humanité.

Parité géographique

La question de la diversité des origines géographiques vise à décrire les disparités entre les franciliens desdits provinciaux. Peu évoquée, le « privilège parisien » est pourtant déterminant, en particulier aux yeux de celles et ceux qui la subissent, et même si il ne paraît pas très intuitif depuis Paris ou la petite couronne, zone très intégrée culturellement et économiquement à la mondialisation, et où l’enjeu de parité est plus souvent évoqué au prisme des minorités présentes sur ce même territoire. L’approche en termes de « privilèges » doit pourtant et aussi amener à s’interroger à la « macrocéphalie » de la région capitale décrite dès 1947, et qui croît au détriment des ressources allouées aux autres régions, et dont les représentants ne sont pas toujours présents, physiquement, pour participer aux débats nationaux, qui se concentrent justement à Paris.

Peut-on démontrer son existence ? Moi, non. Mais quelques indices le suggèrent, si l’on entend le privilège comme la facilité d’accès à certains postes en vue, dont ceux de ministre. On va chercher à l’illustrer ici par l’âge auquel on est nommé.e ministre ou secrétaire d’État pour la première fois.

Hasard ou non, les plus jeunes membres du gouvernement depuis 1959 (François Baroin et Gabriel Attal, nommés à 29 ans porte-parole du Gouvernement) sont respectivement né.e.s à Paris et dans les Hauts-de-Seine. En comparaison, les ministres les plus jeunes né.e.s dans le Bas-Rhin (Strasbourg), dans la Haute-Garonne (Toulouse) ou dans le Nord (Lille, par ailleurs département le plus peuplé) l’ont été à 34 ans (respectivement, Jean-Marie Bockel, Sylvia Pinel et Gérald Darmanin). Pour les ministres né.e.s en outre-mer, cet âge monte à 42 ans pour la Guadeloupe (Roger Bambuck), 48 ans pour La Réunion (Ericka Bareigts) et 60 ans pour la Guyane (Christiane Taubira).

Comparé à l’âge minimal par département de naissance à la première nomination, les ministres de Paris, des Hauts-de-Seine et du Val-de-Marne sont en moyenne entre 8 et 1 ans plus jeunes, contre 2 à 3 ans plus âgés pour les autres départements franciliens. L’échelle s’étend entre 11 ans plus jeune (Haute-Savoie, avec Bernard Bosson, 38 ans en 1986) et 20 ans plus âgé (Charente-Maritime, avec Suzanne Ploux, 65 ans en 1973). Attention : la moyenne tend à tirer les écarts pour les départements n’ayant fourni qu’un ministre.

Sur la parité territoriale, certains départements sont aussi dans l’angle mort des nominations ministérielles : aucun membre du gouvernement de la Ve République n’est ainsi né, pour la métropole, dans les département du Tarn-et-Garonne (Montauban), de l’Ariège (Foix), des Alpes-de-Haute-Provence (Digne-les-Bains), du Jura (Lons-le-Saunier), du Loiret (Orléans) et de l’Aube (Troyes), et pour les départements d’outre-mer, en Martinique et à Mayotte. Avant le gouvernement Castex, aucun ministre n’était né dans le Gers ni dans la Haute-Marne, par exemple. De plus, 14 départements, dont l’Essonne et la Charente-Maritime, n’ont vu naître qu’un.e seul.e membre du gouvernement. L’Ariège, département métropolitain le plus éloigné en temps de trajet de Paris, est également le seul à n’avoir offert aucun ministre à la Ve République, que ce soit par lieu de naissance ou circonscription.

A l’inverse, les départements avec le plus de naissances sont respectivement Paris (124, soit 18,7% du total), les Hauts-de-Seine (40, soit 6% du total), le Rhône (22, soit 3,3% du total), le Nord (18, soit 2,7% du total) et le Pas-de-Calais (17, soit 2,6% du total).

En moyenne et pour référence, les départements les plus peuplés (le Nord et Paris) ont représenté entre 6 et 7% de la population totale depuis 1930. Autrement dit : Paris a fourni en moyenne trois fois plus de ministres que son poids dans la démographie totale du pays.

Carte des lieux de naissance des membres du gouvernement. L’échelle est tirée vers le haut par Paris (124). Pour référence, les Hauts-de-Seine et le Rhône cumulent respectivement 40 et 22 naissances, et l’Ariège (département le plus clair des Pyrénées) aucune.

De plus, se concentrer sur les seuls lieux de naissance pourrait encore être une sous-estimation de l’ampleur du poids parisien et altoséquanais. Les lieux de naissance ne sont, en effet, pas toujours l’indicateur parfait pour décrire l’origine géographique d’un individu : on peut être né.e quelque part et avoir grandi ailleurs. Dans les naissances « provinciales » peuvent aussi se cacher des personnes ayant grandi et été scolarisées à Paris. C’est notamment le cas des naissances sur les lieux de villégiature, que l’on peut découvrir statistiquement par la répartition mensuelle des lieux de naissance. Le nombre de naissances parisiennes (petite couronne comprise) atteint ainsi son pic au cours des mois de janvier, février, mars et novembre (de 35 à 40%) contre un minimum de 18% en juillet.

Répartition des naissances selon le degré d’éloignement de la petite couronne. Cette échelle proportionnelle ne tient pas compte des naissances à l’étranger (y compris futures ex-colonies).

On peut donc estimer qu’il y a, à peu près, autant de ministres né.e.s à Paris que de femmes au Gouvernement depuis 1959. Ce qui est beaucoup dans un cas, et très peu dans l’autre.

Lors de cette introduction sur la parité, si l’on a beaucoup évoqué la question des caractéristiques sociales et géographiques partagées par ces individus, n’oublions pas que ces considérations ne présagent aucunement d’un jugement de valeur. Cet article vise juste à offrir un éclairage par l’analyse statistique des caractéristiques partagées par l’ensemble de ces personnalités, notamment pour éviter de laisser croire qu’une carrière politique réussie ne résulte que d’une stratégie politique efficace. Elle en dépend, mais ne s’y réduit manifestement pas.

Maintenant que le profil sociologique est esquissé, abordons la seconde étape de l’analyse, à savoir le positionnement stratégique des élu.e.s sur les circonscriptions avec le meilleur rendement politique.

Choisir intelligemment sa circonscription

Imaginez-vous maintenant homme ou femme politique : vous devez décider du lieu où vous allez vous présenter aux élections (et l’emporter), dans l’espoir, un jour peut-être, d’être nommé.e au gouvernement. Vous devez trouver un équilibre entre proximité de Paris pour « exister », pour vous faire connaître, participer aux réseaux qui vont vous porter, et en même temps, vous en éloigner pour gagner en légitimité (et obtenir l’investiture d’un parti politique dans un endroit où la concurrence est peut-être un peu moins rude). Où décidez vous d’aller ?

L’étude de la data des 662 ministres nous offre quelques éclairages. Attention toutefois : ces conclusions sont tirées à partir du dernier mandat détenu avant une toute première nomination au gouvernement. Autrement dit, il ne tient pas compte, par exemple, des carrières politiques qui auraient progressé du fait d’un changement de circonscription en cours de carrière politique. Cela veut dire que ces conclusions ne peuvent qu’éclairer sur la probabilité qu’une circonscription vous offre la chance d’être visible, une première fois au moins, sur la scène politique nationale pour être nommé.e au gouvernement.

Seconde limite : la circonscription est retenue nette de la nature du mandat exercé, bien que cette information soit déterminante. Autrement dit et par exemple, sont mis sur un pied d’égalité les membres du gouvernement nommé.e.s alors qu’ils/elles étaient conseiller.ère.s de Paris, présidente du conseil départemental du Haut-Rhin ou encore sénateur de la Creuse. On imagine très bien que la nature du mandat exercé a une influence sur le poids politique d’un.e aspirant.e ministre d’une part, et sur sa capacité à venir voire résider à Paris sans menacer son ancrage local d’autre part. La pertinence du rendement est ici à relativiser en le replaçant bien dans le contexte et les limites de la méthodologie adoptée.

Découverte n° 1 : la circonscription la plus prisée par les ministres n’en est pas une

C’était une (re)découverte pour moi, mais tous les membres du gouvernement ne sont pas nécessairement des élu.e.s. Tous n’ont pas remporté d’élection avant de siéger pour la première fois au conseil des ministres (et, à nouveau, sans que cela ne remette en cause leur capacité à gouverner). L’inverse serait même plutôt vrai : la circonscription électorale la plus rentable, si l’on considère le nombre de ministres nommés, reste la circonscription virtuelle des non élu.e.s.

Pourquoi cela ? Juridiquement parlant, le régime de la Ve République n’est pas parlementaire : les ministres ne sont pas nécessairement des élu.e.s de l’Assemblée nationale ou du Sénat pour être nommés au gouvernement. La Constitution dispose que le président de la République nomme ces dernier.ère.s sur la base d’une liste de noms proposée par le Premier ministre, sans restrictions particulières sur la détention préalable d’un mandat électoral.

La circonscription virtuelle des non-élu.e.s dépasse de loin toutes les autres (152 personnes), dont Paris (88), la cironscription physique la plus productrice de ministres.

Qui sont donc ces ministres non élu.e.s ? Des personnes, souvent, au parcours exceptionnel : beaucoup de hauts-fonctionnaires pour commencer, notamment dans les premiers temps de la Ve République. C’était le cas notamment du portefeuille des Affaires étrangères, qui était systématiquement confié à un fonctionnaire issu du corps diplomatique, à l’instar de Maurice Couve de Murville. Petit à petit, certains de ces portefeuilles se sont ouverts à d’autres types de personnalités, qui n’avaient pas toujours la qualité d’agent public. Aujourd’hui, on dénombre également une part significative de ministres ancien.ne.s collaborateur.trice.s, que ce soit au sein des instances officielles ou auprès des partis politiques.

Le second type de profil est celui de personnalités s’étant démarquées dans un domaine particulier, leur offrant une légitimité particulière à assumer le portefeuille qui leur est confié. L’exemple le plus fréquent est celui des Sports, qui est confié volontiers à d’ancien.ne.s sportif.ve.s professionnel.le.s et/ou médaillé.e.s olympiques. Mais ces profils s’étendent à beaucoup plus de domaines d’activité : des scientifiques, des cosmonautes, des avocat.e.s, des entrepreneur.e.s etc.

Le troisième et dernier type de profil est celui des personnalités issues de la « société civile ». On entend par cette expression des personnes s’étant engagées dans la défense d’une ou de plusieurs causes auprès d’organisations à portée nationale, et très souvent implantées à Paris.

Pourquoi Paris ? Parce que (curieusement) la confusion y est souvent faite entre enjeux locaux et nationaux, et qu’il apparaît plus légitime de porter un combat national depuis cette ville que depuis Figeac ou Béthune, ne serait-ce que pour la présence des médias nationaux.

Mais pour résumer, si cette circonscription n’en est pas une, elle souligne néanmoins l’intérêt d’être présent.e physiquement à Paris pour nombre de ces profils, si bien que l’on pourrait considérer cette circonscription virtuelle comme parisienne.

Découverte n° 2 : Paris reste la panacée

Autre sujet, on pourrait penser que le niveau de concurrence à Paris est tel que choisir cette terre comme lieu d’élection évincerait quiconque d’un potentiel destin national. C’est assez faux. Paris reste, et de loin, la circonscription physique fournissant le plus de membres du gouvernement à la Ve République. Seuls 7 des 43 gouvernements n’ont eu aucun.e élu.e parisien.ne. Ce nombre chute à 1 gouvernement sur 43 si l’on étend ce périmètre aux élu.e.s de Paris et des Hauts-de-Seine.

Il y a autant de membres du gouvernement élu.e.s des Hauts-de-Seine que du Nord, département le plus peuplé de France.

Les élu.e.s de Paris que l’on retrouve au gouvernement exercent tout type de mandat, y compris celui de « simple » conseiller.ère de Paris. Il y a quelques rares exceptions pour des mandats locaux en régions, dont celui de Marlène Schiappa au Mans (Sarthe) pour en citer un récent. Cela n’a rien de surprenant : la proximité géographique des instances décisionnaires nationales d’une part, et des médias nationaux d’autre part, offre aux élu.e.s de Paris une opportunité de visibilité nationale qui est hors d’accès pour les élu.e.s locaux.ales des autres régions.

Découverte n° 3 : le juste équilibre entre proximité parisienne et légitimité provinciale

Imaginons que Paris ne soit plus disponible : où vous faire parachuter ? La data nous offre plusieurs enseignements qui semblent conforter l’idée d’une prééminence francilienne, et de l’ouest en particulier, et de proximité de Paris pour certains départements extra-franciliens.

Ici, nous allons nous fonder sur un indicateur que l’on va appeler le « rendement ministériel » : c’est-à-dire comprendre la capacité d’une circonscription à produire des ministres à partir de ses élu.e.s. Pour ce faire, on va mettre en perspective deux indicateurs : la part des ministres élu.e.s dans un département donné dans le total des ministres (à Paris par exemple, dont les élu.e.s représentent 6,64% du total) et le poids démographique de ce département dans la population française de 1965 (toujours pour Paris, 4,90%). La comparaison de ces deux valeurs donne à Paris un rendement de +35% (par rapport à son poids démographique et donc, a priori, à la quantité de postes électifs à disposition).

Pourquoi 1965 ? Parce que la Ve République s’est construite dans le contexte d’un empire colonial, avec notamment des élu.e.s dans des territoires qui aujourd’hui ne font plus partie de la République. Considérant le nombre de Français.e.s qui y résidaient, il était important de partir d’une valeur qui soit comparable, y compris pour cette période. Cela m’a permis, par exemple, de constater qu’appliqué au lieu de naissance, les anciennes colonies offraient un rendement ministériel négatif, à l’exception de l’Algérie (+8% avec 12 ministres) et du Sénégal (+85%, avec les 4 ministres que sont Léopold Sédar Senghor, Rama Yade, Ségolène Royal et Sibeth Ndiaye).

Sur cet indicateur, et si l’on revient aux circonscriptions, les départements cumulant à la fois le plus grand nombre de postes électifs (donc les plus grandes chances d’obtenir une investiture) avec le meilleur « rendement ministériel » sont, par ordre décroissant, et après Paris, les Hauts-de-Seine (+ 17%), les Yvelines (+31%) et l’Essonne (+32%).

Le rendement de ces trois départements ne s’explique pas par leur urbanisation, puisqu’il ne s’applique ni au reste de l’Ile-de-France (le Val-de-Marne et la Seine-et-Marne à respectivement -2% et -3%, le Val-d’Oise et la Seine-Saint-Denis à respectivement -26% et -35%), ni aux grands départements métropolitains tels que le Nord (Lille, -39%), les Bouches-du-Rhône (Marseille, -53%), le Rhône (Lyon, -31%), le Pas-de-Calais (Arras, -53%) ou encore la Gironde (Bordeaux, -57%).

Les départements hors Ile-de-France avec le plus grand nombre de postes électifs et le meilleur rendement sont, pour leur part, la Savoie (Chambéry, +78%), l’Eure (Evreux, +46%), l’Indre-et-Loire (Tours, 39%) et la Saône-et-Loire (Mâcon, +28%). Pour ces trois derniers, on notera leur proximité quasi-immédiate de Paris. L’Eure, et la Normandie de manière générale, sont souvent considérées comme des lieux de villégiatures pour les parisien.ne.s avec suffisamment de revenus pour s’offrir une résidence secondaire. Le rendement positif s’étend au Calvados (+3%) dans cette même région. L’Indre-et-Loire et la Saône-et-Loire, pour leur part, sont accessibles à environ une heure de TGV depuis Paris. #astuce

Hors carte, les départements et territoires d’outre-mer ont tous un rendement ministériel négatif, avec -100% pour la Martinique et Mayotte, et à l’exception notable de Saint-Pierre-et-Miquelon et de la Guyane (+96%).

Une autre hypothèse, tout aussi probable, est celle des réseaux politiques qui se nouent à l’échelon local et qui facilitent l’ascension « en équipe » en politique nationale. Des départements comme les Pyrénées-Atlantiques, avec un rendement positif (+21%), la Corrèze (+24%) le doivent aussi certainement à la présence continue et sur la durée de personnalités politiques fortes, nouant des réseaux solides à la fois à l’échelon national et à l’échelon local (en l’espèce, on pensera volontiers à Michèle Alliot-Marie et Jacques Chirac). Notons également que l’éloignement géographique, franchi une certaine distance, ne veut pas nécessairement dire éloignement en temps de trajet (ne serait-ce que par l’avion lorsque la liaison est disponible).

Enfin, une dernière hypothèse est celle du biais méthodologique, cet indicateur rendant plus facilement hommage aux circonscriptions avec une population relativement faible. Saint-Pierre-et-Miquelon (5000 habitants en 1965) présente, par exemple, un rendement de 1429%, du fait de la présence d’une seule ministre (Annick Girardin).

Carte pondérée, représentant par la taille des points le poids démographique du département de la population française en 1965, et par dégradé de couleur le rendement ministériel. L’échelle s’étale de -85% pour le Gard (Nîmes) et +70% pour la Savoie (Chambéry).

Autrement dit, il peut être intéressant de chercher à se faire élire soit à Paris ou dans l’ouest parisien, soit dans un département un peu éloigné de Paris pour gagner en légitimité territoriale sans pour autant renier sur son accessibilité.

Découverte n°4 : l’oeuf ou la poule du TGV

Dernier élément à discuter est celui de la proximité en temps de transport. La carte du rendement par circonscription montrait de vraies disparités, mais également des rendements positifs (ou quasi-positifs) sur des trajets reliant à Paris. En particulier, on notera l’Yonne (Auxerre, +1%) sur le trajet de la Saône-et-Loire (Mâcon, +28%), mais aussi le trajet Eure-Calvados évoqué plus haut, ou encore le chemin Haute-Marne (Chaumont, +20%), Haute-Saône (Vesoul, +3%) et Territoire de Belfort (Belfort, +30%).

Ces trajets en sont-ils réellement ? Pour le TGV, c’est possible : la Nièvre (Nevers), mitoyenne à l’ouest de l’Yonne et de la Saône-et-Loire et non desservie par la grande vitesse, présente un rendement parmi les plus négatifs malgré sa proximité de Paris et son potentiel de légitimité territoriale. Pour la route aussi, le trajet le plus direct pour relier Paris à Belfort étant de passer par la N19, et frôler Chaumont et Vesoul.

L’objet ici est de savoir si la présence du TGV facilite la production de ministres ou pas, ou à l’inverse, si c’est la présence de ministres (ou de manière générale, de politiques) avec un ancrage territorial qui favorise la décision de desserte du département dans les projets de construction de lignes ou d’infrastructures. Par exemple, la question peut se poser pour les deux départements savoyards, au rendement ministériel très disparates, de -83% pour la Haute-Savoie (Annecy) à +78% pour la Savoie (Chambéry), la seconde ayant vocation à être reliée au réseau de LGV par le projet Lyon-Turin.

Malheureusement, l’analyse statistique ne m’a pas permis de découvrir de vraie conclusion sur ce point. Il se pourrait néanmoins, au regard de l’évolution temporelle du nombre de ministres suite à l’ouverture de la desserte commerciale par TGV, que ce dernier ait un impact avec un décalage de 5 à 10 ans. Notant toutefois que ce phénomène n’est ni systématique, ni démontré : il pourrait simplement provenir d’une corrélation fallacieuse liée au faible nombre de la population étudiée (662 personnes, ne l’oublions pas).

Contre-exemple typique de l’impact non démontré du TGV, la hausse du nombre de nominations ministérielles des élu.e.s de Gironde (Bordeaux) s’est arrêté bien avant l’ouverture commerciale.
Pour la Saône-et-Loire (Mâcon), on constate un décalage d’une dizaine d’années, encore une fois sans vraie conviction.
Même décalage d’une dizaine d’années pour les élu.e.s d’Indre-de-Loire (Tours)
Pour les élu.e.s du Nord (Lille), on observe également un impact une dizaine d’années après l’ouverture de la ligne, bien que plus léger car tassé par le nombre important d’élu.e.s de ce département très peuplé.
Pour le département mitoyen du Pas-de-Calais (Arras) en revanche, la corrélation est presque parfaite.
Idem pour la Sarthe (Le Mans), dont le nombre de nominations ministérielles a explosé quelques années après l’ouverture de la ligne reliant Paris en une heure contre deux heures trente de voiture. Cette hausse s’explique en partie par la montée en puissance de François Fillon dans les années 1990, mais aussi par la présence de ministres sous tous les courants politiques (François Fillon, Stéphane Le Foll puis Marlène Schiappa).

Pour conclure, et contrairement à mes hypothèses de départ, il n’est pas nécessairement plus simple de se faire nommer ministre parce que l’on est né.e proche de Paris ou été élu.e proche de Paris. De ce point de vue, la data montre que le personnage de Philippe Rickwaert est plutôt une exception dans sa capacité à se faire nommer ministre, pour un élu nordiste.

En revanche, ce qui m’a été particulièrement marquant est le poids de la petite couronne, et en particulier de Paris et de sa banlieue ouest, dans l’ensemble des nominations, que ce soit par origine ou par circonscription électorale, au-delà de tout autre critère de représentativité que l’on pourrait soulever sur le sujet.

Le sentiment que j’en garde est que cette surreprésentation, notamment au niveau des circonscriptions, et en particulier si l’on prend en compte celle des « non-élu.e.s », se joue au détriment de trois types de territoires.

En premier lieu, ceux des grands départements métropolitains, qui représentent une part significative de la population et pour autant souffrent d’un déficit majeur de représentation au sein des gouvernements.

En deuxième lieu, ceux des départements intermédiaires, à la fois trop proches de Paris pour représenter un véritable intérêt d’un point de vue de légitimité politique (« ouais, ce sont presque des parisiens, ils sont à une heure de voiture »), et trop éloignés pour profiter du centre actif qui semble se concentrer sur la petite couronne.

Et en troisième lieu, les départements qui sont « de toutes façons beaucoup trop loin » pour que l’on s’en soucie. Je pense qu’à cet égard, au-delà des outre-mers qui souffrent d’enjeux bien connus, l’absence totale d’élu.e.s de l’Ariège et de la Martinique sous 47 gouvernements et pendant 60 ans pose une véritable question sur l’impact d’une telle centralisation géographique du pouvoir politique en démocratie. Sans à en appeler à une réforme institutionnelle, il me semble incompréhensible que les départements méditerranéens (hors Corse) souffrent tous, malgré leur poids démographique et sans aucune exception, d’une sous-représentation d’entre -50 et -85% de leur population.

Enfin, concernant l’hypothèse d’une rationalisation de son choix de circonscription sur un intermédiaire légitime territorialement et accessible, elle me paraît toujours plausible, même si la méthode d’analyse employée et la population étudiée ne permettent pas, en l’état, de conclure en ce sens.

Si vous souhaitez tester vous-même vos propres hypothèses, vous pouvez consulter cette interface visuelle qui offre un accès direct à la data des 662 biographies sur lesquelles j’ai fondé l’analyse de cet article, en cliquant sur ce lien (optimisé pour ordinateurs) : https://public.tableau.com/views/MembresduGouvernementsouslaVeRpublique/Ministres?:language=fr&:display_count=y&:origin=viz_share_link

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Alexis Bernard

Senior BA, formerly in civil service. Political Science, Law & Economics Graduate. Occasional Tableau user.